Pour occuper les travailleurs de l'été, ou les innocents vacanciers mélomanes qui auraient imprudemment élu Paris pour destination, voici ce qu'on peut gratter de musique en juillet à Paris, après ce dernier week-end (très très riche) de juin, où se combinent les fins de saisons régulières et les débuts de festivals.
L'agenda officiel des concerts interlopes de CSS a ainsi été massivement mis à jour pour vous assurer une vie qui reste raisonnablement palpitante en juillet. (en août, c'est encore plus difficile…)
Il existe aussi les beaux programmes récurrents, en particulier choraux (corses, russes, bulgares…) de la Toison d'Art, ainsi que les boucles de Quatre Saisons – très réussies – de la Sainte-Chapelle ; je n'ai pas encore absolument tout relevé : Jeunes Talents, OCP, Sceaux, Bagatelle-Chopin, Bagatelle-Octuor, Classique au Vert, des concerts épars en petite et grande couronne…
Il y aussi presque tous les jours, d'Étampes à Mantes (et bien évidemment beaucoup à Paris), des concerts d'orgue, recensés mieux que nulle part ailleurs par France Orgue.
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Enfin, pour contenter ceux qui ne sont pas concernés par les concerts de la région, quelques nouvelles recensions du côté des nouveautés discographiques : Salieri, Gernsheim, Gernsheim, Offenbach. Bel été à vous !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2018-2019 a suscité :
[[]]
La marque de mort de la Fille du Roi des Elfes, orchestration
révisée de 1864. Sur instruments anciens.
(Sophie Junker, Johannes Weisser, Concerto Copenhagen, Lars Ulrik Mortensen – Da Capo)
[[]]
Même épisode, dans sa version danoise et orchestration
originales.
(Elmark, Paevatalu, Tivoli SO, Schønwandt
– même label)
1. Une œuvre
Grand, grand choc
que cette parution. Niels Gade
(1817-1890), représentant capital du romantisme danois (mais dont le
tropisme est en réalité très germano-centré), admiré de Schumann et
Mendelssohn (qui crée sa première symphonie, et l'invite à Leipzig pour
enseigner au Conservatoire et diriger l'Orchestre du Gewandhaus), est
plutôt connu – en tout cas du mélomane de bonne volonté – pour ses
pièces aimables, très éloignées de l'avant-garde des années 1840-1860.
Et pourtant, quel homme de théâtre, comme en témoigne la cantate (en
allemand, justement) Comala –
avec une scène de chasse extraordinaire !
De la génération de Schumann, Liszt, Wagner, Verdi, il n'apparaît pas
comme pionnier et a pourtant légué quelques œuvres d'une singularité étrange comme cette Forarsfantasi (Fantaisie
printanière, Op.23), dont le romantisme concertant bon teint annonce
par endroit, comme par erreur, les couleurs blanches du Martinů
pré-minimaliste.
Cet Elverskud
apparaît comme un autre grand coup : en réunissant des balades médiévales danoises, Gade
s'assure non seulement un succès à l'aune du goût du temps pour la
matière médiévale, mais parvient aussi, paradoxalement, à produire une
œuvre d'une tension dramatique
saisissante, haletante comme l'opéra le plus resserré.
Il raconte comment Herr Oluf, chevauchant seul à travers les prés et la
bruyère le jour de ses noces, rencontre la Fille du roi des Elfes, qui
tente de le séduire avant de le frapper à mort. Cette scène centrale
est précédée des avertissements de la mère du cavalier, puis suivie des
questions-réponses qu'ils se font à son retour, avant qu'Oluf n'expire.
2. Un patchwork de
ballades danoises
Le livret est sans auteur crédité,
puisant littéralement des portions de
ballades dialoguées – les caractéristiques questions de la mère
auxquelles le héros ne répond que partiellement avant le dévoilement
final – l'assassinat du père d'Edward, la mort du roi Renaud, celle
d'Oluf… – en mélangeant plusieurs
sources (forme-miroir où
la ballade d'Oluf enchâsse l'épisode représenté, et non seulement
narré, des Elfes).
Il est manifestement agencé par Gade
lui-même, avec l'aide de Hans-Christian
Andersen (dont il rejeta le premier brouillon) et d'autres
proches (son ami le journaliste Sisbye, son beau-père Erslev, son
demi-cousin Carl Andersen…). Il confie les arrangements textuels des
ballades au philologue Molbech ; mais il lui mène, à lui aussi, vie
suffisamment dure pour que celui-ci ne souhaite pas apparaître comme
auteur !
À quoi ressemble donc le texte final ?
¶ Prologue
et Épilogue sont tirés et
arrangés de la ballade La Colline des Elfes.
¶ Les trois parties, centrales, de l'histoire proprement dites sont
issues de la ballade d'Oluf, Elverskud – littéralement « blessé d'un
trait d'elfe », que les Anglais peuvent plus facilement négocier en
Elf-Shot. Elles sont remaniées par Molbech pour représenter directement
toute l'action (en particulier la rencontre avec la fille du Roi des
Elfes).
¶ Gade y ajoute deux poèmes
récents et sans lien pour étoffer deux moments :
1) un des Poèmes
enfantins du Matin d'Ingemann,
pour figurer le début du jour au château où est attendu Oluf. Ces
poèmes (publiés en 1837) constituent des hits absolus de la culture danoise
(au même titre que les contes d'Andersen) ;
2) une méditation pour l'entrée d'Oluf,
dans une langue beaucoup plus lyrique
et romantique que les échanges formels des énigmes des ballades
; elle explicite en quelque sorte les motivations de cette chevauchée
loin du château où s'apprête son mariage – un désir diffus et tenace,
inquiétant, pour un autre visage. Ces quatre quatrains sont dus à Holbech lui-même et sont très
visiblement, encore plus qu'Ingemann, éloignés du style médiéval des
ballades utilisées.
3. Une musique et une
réception généreuses
Le résultat musical et dramatique
en est pourtant très fluide, d'un romantisme simple et direct, très
déclamé, avec de belles mélodies pastorales (clarinette en particulier
!) et des répliques animées qui suivent de près la prosodie. On peut
songer à l'esprit des Scènes de Faust
de Schumann, qui adaptent aussi une pierre angulaire du patrimoine
littéraire en en mettant d'abord en valeur l'élan textuel.
C'est, de mon point de vue, l'une des très belles œuvres symphoniques
du XIXe siècle à mettre ainsi en valeur la poésie. Même en musique
pure, l'œuvre est charmante et intense à la fois, et se soutient fort
bien.
Elverskud est composé de 1851
à 1854 (donc, malgré ses raffinements, pas à la pointe de l'innovation
musicale) et reçoit un accueil
extrêmement chaleureux au Danemark – on
se figure combien l'usage de cette matière nationale a pu accroître
l'enthousiasme et la fierté du public face à ce qui est déjà une très
belle œuvre. Devant son vif succès elle est redonnée dans une plus
grande salle, avec un plus grand orchestre, un mois après sa création ;
et dès 1855 l'œuvre parcourt
l'Allemagne dans la traduction d'Edmund
Lobedanz, où elle soulève également un bel enthousiasme. Sous le titre
plus familier d'Erlkönigs
Tochter. Dont il faut dire un mot.
Dans les années 1860 et 1870, le succès s'est tellement étendu qu'il en
existe des versions chantées en
anglais et en français !
4. Une traduction
mouvementée
Le titre original de la cantate de Gade, Elverskud,
signifie « frappé-d'une-flèche d'elfe ». Dans sa traduction allemande,
il est remplacé par Erlkönigs Tochter,
« la fille du Roi des Aulnes » – le personnage central qui porte la
malédiction, certes, mais les elfes, les aulnes, pourquoi ce changement
?
La difficulté remonte à longtemps.
La ballade danoise d'origine, Herr
Oluf han rider, publiée anonymement en 1739 dans la Danske Kæmpeviser, a été
réappropriée par Gottfried von Herder
dans sa plus fameuse ballade, Erlkönigs
Tochter (1778) – c'est l'histoire de Herr Oluf, mais adaptée en
un poème plus concis par Herder, et mise en musique en particulier par
Loewe (mais aussi, un demi-siècle plus tard, Fibich !), dont c'est
probablement le lied le plus célèbre, sous le titre Herr Oluf (1821).
Or, en l'adaptant, Herder opère un choix étrange : au lieu de traduire Ellerkonge (forme archaïque, encore
en usage assez tard comme bien d'autres en littérature danoise, souvent
sorties des dictionnaires), l'équivalent d'Elverkonge (« roi elfe »), il
choisit Erlkönig (« roi des
aulnes »).
On admet généralement qu'il s'agit d'une erreur philologique de sa part –
ayant lu Ellerkonge comme Ellekonge (« roi des aulnes »).
D'autres auteurs avancent aussi la possibilité que Herder ait délibérément fait du Roi des Elfes
un personnage mystérieux de la forêt (je me dis qu'il peut y avoir
aussi tout simplement une question de consonance expressive).
Mais en réalité, la confusion préexiste déjà chez les philologues danois, certains
rattachant la forme Ellekonge
(aussi attestée, me semble-t-il) de l'elletræ
(træ = arbre), l'aulne.
Que Herder ait suivi les érudits qui l'ont précédé, fait la même erreur
logique, opéré une confusion moins glorieuse en oubliant une lettre, ou
volontairement altéré l'identité du roi magique, c'est sous cette
dénomination que le personnage se fait connaître dans la poésie
allemande – repris comme tel dès 1782 par Goethe dans une autre histoire de
violence elfique (sans Oluf et sur un enfant), Erlkönig.
Tout cela explique pourquoi, en 1855, il était si évident de remplacer
ce « percé-d'une-flèche d'elfe » par le titre bien connu de la ballade
de Herder, « la fille du roi des aulnes », par ailleurs le personnage
capital situé au centre exact de la cantate. Branding in nineteenth-century
style.
J'avais proposé en 2006 une notule qui expliquait sous un angle différent cette histoire (explorant,
à partir de Goethe, sa source Herder).
5. Trois versions
1992 : Kitayenko. Orchestre
National de la Radio du Danemark. Eva Johansson, Anne Gjevang, Poul
Elming (Chandos).
Version en danois. Dans une captation Chandos un peu vaporeuse, avec un
orchestre qui n'est pas non plus le plus ferme du monde, une belle
lecture avec de grandes voix : le grand ténor wagnérien danois d'alors
Paul Elming (dans ces années, il faisait Siegmund à Bayreuth, puis
Parsifal) ; l'abyssale Anne Gjevang (le contralto pour la
Saint-Matthieu et le Messie de Solti) ; la prometteuse Eva Johansson
(future Brünnhilde & Elektra, encore dans une période lyrique mais
on entend déjà le potentiel de largeur de la voix).
Ce n'est pas la lecture la plus nerveuse du monde, mais elle fonctionne
bien – c'est d'ailleurs la seule avec un ténor. (J'ai l'impression
qu'il s'agit de l'orchestration révisée de 1864, mais je n'ai pas
trouvé l'information dans la notice.)
--
1996 : Schønwandt. Symphonique
de Tivoli. Susanne Elmark, Kirsten Dolberg, Guido Paevatalu (Da Capo).
Chez le label spécialiste danois de Naxos, l'orchestration originale,
chantée en danois. Schønwandt réussit très bien les différentes
composantes de la partition, l'ardeur dramatique comme la contemplation
pastorale, et les voix sont délicieuses, soprano limpide et mordant,
baryton franc et moelleux… L'Orchestre de Tivoli tire son nom des
jardins où il se produit l'été : c'est en réalité l'orchestre régional
de Zélande (Sjællands Symfoniorkester), qu'on appelle aussi Philharmonique de Copenhague. Le prise
de son n'est pas la plus volptueuse du monde (un peu lointaine et
métallique, comme les Naxos de ces années), mais l'investissement des
interprètes rend ce détail assez secondaire.
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2019 : Mortensen. Concerto
Copenhagen. Sophie Junker, Ivonne Fuchs, Johannes Weisser (Da Capo).
Da Capo fait lui-même, plus de dix ans après, le contrepoint de sa
parution précédente, avec la version allemande (peut-être plus
exportable) de 1855 et l'orchestration révisée de 1864.
Ce volume dispose de beaucoup d'avantages :
¶ bien que je sois partisan du plaisir de l'exotisme (et dispose de
notions de danois), l'allemand rend le texte plus présent et net
(vraiment une question de nature de la langue, les consonnes allemands
sont plus nettes – beaucoup de « sourdes / non voisées » qui claquent),
on comprend bien mieux ce qui est dit, même si la prononciation est
très valeureuse dans les autres albums, en particulier Schønwandt ;
¶ le Concerto Copenhagen, en 1991 et dirigé par le (grand) claveciniste
Lars Ulrik Mortensen depuis 1999, est un ensemble sur instruments
d'époque avec deux spécialités : le répertoire pré-1800… et la musique
scandinave méconnu. Ils ont notamment faits de très beaux Bach (Messe
en si, Brandebourgeois) secs et nerveux. Dans ce répertoire romantique
aux traits d'orchestration un peu schumanniens, qu'ils jouent sur
instruments anciens et diapason d'époque, ils apportent une netteté de
trait et une chaleur des couleurs qui permettent de donner beaucoup
d'aération au spectre sonore, beaucoup d'intensité aux ponctuations de
l'action… Les vents apportent une coloration assez merveilleuse, en
particulier ;
¶ il en va de même pour les chanteurs, attaques fines, timbres clairs
et mordants, ils chantent clairement, du lied, tout en osant la
générosité de l'opéra.
Tout frémit dans cet enregistrement, qui s'écoute d'une traite, comme
une chevauchée à travers les aulnes.
Certains de ces enregistrements sont disponibles sur les plates-formes
de flux (les trois sur Naxos Music Library, et sur Deezer et Qobuz,
vous trouverez au moins Mortensen ; je n'ai pas vérifié pour Spotify).
Les livrets sont librement accessibles en ligne pour Mortensen et Kitayenko (qui contient le livret quadrilingue)
En attendant, je ne puis trop vous presser de découvrir cette pudique
merveille, ou à tout le moins la réentendre dans cette très belle
version allemande & orchestration révisée qui vient de paraître.
Comme c'est désormais la tradition : un Ibsen lu / vu, une notule. On donne en ce
moment, Un ennemi du peuple à
l'Odéon, dans une mise en scène de Jean-François Sivadier, l'occasion
de le situer dans le panorama de sa production.
En Folkefiende n'est pas l'œuvre dramaturgiquement la mieux
bâtie de son auteur (on est loin de l'épopée
post-oehlenschlägerienne et néo-shakespearienne des Prétendants à la Couronne ou de la
terrible spirale de La Maison Rosmer).
En revanche c'est, sur le plan du vertige
éthique, l'une de ses plus intenses – et aussi, probablement, la plus aisément transposable à
notre époque. Je m'étonne de ce fait qu'elle ne soit pas plus souvent
donnée, alors qu'elle appartient tout de même au corpus de maturité,
publiée en 1882, entre Une maison de
poupée et les Revenants
d'une part, La Cane sauvage
et Rosmersholm d'autre part.
Udryddes som skadedyr bør de, alle de, som
lever i løgnen !
(soit, en substance : « Éradiqués comme de la vermine soient ceux, tous
ceux qui vivent dans le mensonge ! »)
A.
Les invariants
On y retrouve beaucoup de motifs récurrents dans tout l'Ibsen
post-historique (depuis Brand,
1866, à l'exception de l'extravagant lesedrama,
fourre-tout un peu faustien, qu'est Empereur & Galiléen) :
♦ la
vie au Nord, sous le ciel gris, dans la solitude et la
dépression de l'enfermement entre fjeld et fjord. Dans quasiment toutes
ses pièces, soit on s'y trouve enfermé (Brand, Les Piliers de la Société, La Dame de la Mer…), soit on
connaît quelqu'un qui en revient, qui y a vécu, qui l'évoque, comme ici
– le docteur Stockmann vient à peine d'en déménager pour s'installer
dans sa petite ville balnéaire plus au Sud du pays ;
♦ la présence, comme un horizon, du
bateau pour le Nouveau Monde – capital dans Les Piliers de la Société ou la Dame de la Mer, et à chaque fois
manqué. Il mouille dans la rade, il promet un avenir purifié, où le
bonheur est peut-être possible, ou du moins l'abstraction de ce monde
sale, décevant, effondré, l'échappatoire à l'annihilation… mais il se
dérobe toujours au moment où il semble la solution – souvent par la
volonté de défi de l'homme acculé, mais ici aussi par l'impossibilité
matérielle (le capitaine en est renvoyé pour son amitié avec le
docteur, qui n'est pas le bienvenu à bord ;
♦ la recherche (vaine) d'hommes libres,
émancipés des attentes de la société, sensibles à l'idéal et à la
vérité. Ils sont parfois fous (Gerd, la fille de la montagne dans dans Brand !), souvent des songe-creux (Løvborg, le
pauvre écrivain de Hedda Gabler
ou Brendel, le pathétique précepteur-philosophe de La Maison Rosmer, et ici Billings
qui postule à la mairie hors de ses compétences, simplement pour être
refusé et pouvoir s'en indigner) – comme Petra, la propre fille du
docteur Stockmann, exaltée dans ses théories manifestement hors sol.
Or, dans Un Ennemi du peuple, tous s'avèrent intéressés ou corrompus.
Le journaliste Hovstad, qui semble d'abord un militant d'opposition un
peu exalté, s'avère avant tout pressé de complaire à son lectorat et de
ne pas compromettre l'équilibre financier de son journal. Et jusqu'au
docteur Stockmann, [SPOILER]
finalement compromis, au moins aux yeux de l'opinion publique, par le
pacte diabolique de son beau-père, qui place l'argent de l'héritage de
sa fille en gage dans l'entreprise mortifère que le docteur a juré de
dénoncer [/SPOILER] ;
♦ quantité de détails dérisoires,
qui font souvent rire gaîment le public (ce qui ne manque jamais de
m'étonner, dans des intrigues aussi denses et terribles… comment
parviennent-il à s'en abstraire aussi facilement ?), et qui ont en
effet un pouvoir d'étonnement, de raillerie, assez puissant.
B.
Les ressorts
En Folkefiende, comme tout
Ibsen, est une histoire liée à la vérité
cachée. Dans le même temps, le cheminement
irrépressible vers le dévoilement (aussi bien par la volonté de
personnages que malgré leur réticence) n'apporte que le malheur et la
destruction – dont il est quelquefois difficile de déterminer s'ils
proviennent du mensonge initial ou de la puissance irradiante de la
vérité elle-même.
Toutefois à la différence de la quasi-totalité de ses autres drames, la révélation n'est pas tardive comme
les illuminations de Håkon ou Gynt, les effondrements de Brand,
Bernick, Torvald, Alving, Werle, Solness, Borkman… Un Ennemi du peuple est une
histoire encore plus explicitement fondée sur la vérité, mais elle
raconte moins le processus de dévoilement que la chute inéluctable qui en émane.
Le Docteur Stockmann, revenu dans sa ville du Sud, où son frère le
Préfet a soutenu l'édification d'une station thermale gigantesque,
découvre l'infection de ces bains par l'eau contaminée par des déchets
putrides (de l'entreprise de son beau-père, entre autres). La chose est
simple : il faut avertir le public de ne pas se baigner, et réinvestir
des sommes colossales pour faire remonter l'arrivée d'eau – comme il
l'avait suggéré.
[SPOILER]
La presse, la petite bourgeoisie, avides de faire tomber le maire, lui
emboîtent le pas… avant de découvrir l'impact considérable sur la ville
– cette publicité conduirait à sa ruine, les touristes prendraient
leurs habitudes ailleurs et les travaux ne seraient jamais amortis,
sans parler du personnel au chômage pour deux ans. Tous alors se
retournent contre lui, jusqu'à le changer en paria, en ennemi du peuple dans la séance
même où il devait éclairer le public. [/SPOILER]
On voit bien ce que la pièce, avec la question du souffleur-de-siffletlanceur
d'alerte et la place brûlante de la pollution et de l'écologie, a d'immédiatement
évocateur et parfaitement actuel. À cela s'ajoutent les hésitations sur
les rapports de légitimité entre électeurs
et experts, majorité et liberté.
Même en retirant les nombreuses actualisations de Sivadier (dans les
représentations en cours au Théâtre de l'Odéon), on ne peut qu'être
frappé, comme par la foudre, de l'actualité insolente du propos,
décalque presque parfait de nos propres vertiges éthiques.
Bien sûr, avec Ibsen, ce qui pourrait être une croisade du bien contre
le mal ne ressemble à rien de tel. Comme à son habitude, il lâche une bombe éthique insoluble et nous
laisse nous débrouiller (et nous noyer) avec. Le double
impératif, la double loyauté qu'exigent la situation, n'ont pas
d'issue. Contaminer délibérément des baigneurs ou assassiner sa ville
natale.
On pourrait, on voudrait être du côté de la croisade
généreuse de Stockmann pour la vérité, pour la santé… mais le
personnage est singulièrement orgueilleux et antipathique, poussant
jusqu'à l'appel à la violence (quel écho saisissant avec les réflexions
sur la « dictature verte » de nombreux écologistes – la démocratie
peut-elle avoir la volonté et la continuité pour se contraindre au
degré nécessaire pour préserver les ressources ?), et aboutissant à
l'inutilité, seul, rejeté, sans aucun effet sur le monde autre que sa
propre chute, et celle de sa famille. Comme toujours chez Ibsen, celui
qui a raison est aussi dans la démesure mortifère – le parangon de tous
les exemples, c'est Brand évidemment, dans la pièce éponyme, le
terrifiant prédicateur implacable envers lui-même.
Pas sa pièce la plus riche
psychologiquement ni la plus tendue dramatiquement (je trouve
vraiment dommage, par exemple, que la possibilité de la fuite en
Amérique et l'enjeu de l'héritage (qui n'apparaît qu'à la fin !) soient
glissés de façon assez extérieure à la trame, alors qu'ils auraient pu
enrichir les lignes de force du drame – globalement, tout reste tendu
autour de l'intrigue unique (dire la vérité sur les bains contaminés).
En revanche elle saisit par la justesse de son étude
éthique, d'une façon complètement transposable (alors que tout le monde
n'a pas les mêmes névroses que Rosmer ou Gabler, ni un royaume à
conquérir comme Skule…) qui rend ses questionnements
particulièrement vivaces et violents.
C.
Au théâtre ce soir
À l'Odéon, Jean-François Sivadier
s'amuse avec ce qui est, je crois, sa spécialité – la mise en action du
public.
On peut trouver à redire sur les grandes libertés prises avec le texte
– je ne parle pas seulement des actualisations amusantes comme
l'inclusion de termes anachroniques (flash
balls…), mais dechangements de répliques, de coupes,
d'arrangements divers qui ne permettent pas toujours de sentir
là où Ibsen a mis précisément le curseur. Or il est souvent plus avisé
que Sivadier – le comique de répétition du porte-parole des petits
propriétaires, Aslaksen (répétant en boucle son credo petit-bourgeois
de modération), fleure le message politique pas très subtil (en plus de
ne pas être très drôle), alors qu'Ibsen se tient toujours à distance du
jugement, nous laissant parfaitement nus et démunis.
Il aurait en tout cas été plus correct de le
signaler (même si on a l'habitude du procédé) dans le programme – où
seul le traducteur, Éloi Recoing, est crédité, ce qui est trompeur pour
lui et pour nous.
En revanche, je dois avouer que les
improvisations (très utiles quand le décor dysfonctionne et que
le spectacle doit être interrompu un quart d'heure, les comédiens
continuent l'air de rien à inventer tant qu'on ne leur dit pas
officiellement de s'arrêter) et jeux
avec le public ne manquent pas d'efficacité, surtout pour une
pièce qui culmine dans une assemblée populaire !
→ Ainsi une spectatrice prise dans le public – pas trop malmenée,
contrairement à celle qui a failli se faire tuer (à blanc) par les
anarcho-nihilistes dans Les Démons
aux Ateliers Berthier.
→ L'adaptation assez réussie du prêt d'une ancienne salle de spectacle (donc l'Odéon où
nous sommes, en l'occurrence) par le Capitaine Horster – évidemment,
dans le texte original, il s'agit d'une grande pièce de sa maison de famille. Les personnages
élaborent assez longuement sur l'histoire de ce théâtre désaffecté
acquis par le père de Horster. (Tandis que les échanges entre les
citoyens qui pénètrent dans le lieu ont été impitoyablement coupés.)
→
Le clou du spectacle advient lorsque les acteurs (et en particulier
Nicolas Bouchaud dans le rôle principal et Sharif Andoura en Hovstad,
le patron du journal) s'adressent au public et jouent avec la salle, lui demandent son
avis, l'accusent, la flattent… Lorsque Hovstad demande au public
qui désapprouve le Docteur de rester assis, une large part des spectateurs,
chauffés depuis plusieurs minutes, se
lève spontanément pour soutenir l'idéal et l'absolu – c'est
intéressant, dans la mesure où comme mentionné plus haut, il n'y a pas
réellement de bonne solution au dilemme posé par la pièce ; et le
public vient pourtant de se faire copieusement admonester, pour ne pas
dire insulter, par le Docteur Stockmann. Impossible de déterminer si
les spectateurs de théâtre sont par essence de grands passionnés des
causes éthérées ou avaient simplement envie, par défi, d'oser se lever
pendant le spectacle – « si vous restez assis vous êtes d'accord avec
moi », forcément, ça motive.
Par ailleurs impressionné par les qualités de danseurs de plusieurs
interprètes (Cyprien Colombo, dans le petit rôle de l'exalté Billing
!), et amusé par les références
(absentes du texte) nombreuses
jetées au public amateur d'Ibsen : « j'ai couvé mon œuf comme un canard
sauvage » (la pièce suivante dans son catalogue, évidemment la
référence ne figure pas dans le texte original), un extrait de Peer Gynt (de Grieg) sur
piano-jouet, et pour finir la pièce un arrangement de la Chanson de
Solveig, évidemment.
Interprétation convaincante, amusante et insolite, même si j'aurais
aimé en être clairement informé (d'une part) et voir en action le
véritable texte, tout de même meilleur, d'Ibsen (d'autre part).
Vous retrouverez nos aventures livresques et scéniques autour des
pièces d'Ibsen dans ce chapitre. Et les liens directs vers les notules
dans celle-ci, avec présentation et classification : Les Prétendants à la Couronne, Peer Gynt,
Les Piliers de la société, Une Maison de poupée, Les Revenants, La Cane
sauvage, La Maison Rosmer, La Dame de la mer, Hedda Gabler, Solness le
constructeur, Petit Eyolf, John Gabriel Borkman…
Actuellement, Les Revenants
sont donnés à la Comédie Saint-Michel à Paris, tous les dimanches
jusqu'au 4 août. Belles (re)découvertes à vous !
Très grosse brassée de nouveautés ce vendredi. Le fichier des nouveautés 2019 a été mis à jour. (En gras, les recommandations, en italique, ce qui me paraît dispensable. Les deux, lorsque l'œuvre vaut le détour, mais qu'on trouve interprétations sensiblement plus abouties dans la discographie préexistante.)
Bien sûr, il y a Tarare, le seul livret écrit par Beaumarchais, le meilleur opéra de Salieri, le meilleur opéra français du second XVIIIe, une des œuvres les plus étranges et hapaxiques de l'histoire du genre, toute de jubilations imprévues. Le disque de la décennie, avec Das Schloß Dürande, rapidement présenté ici, et qui devrait aussi recevoir sa notule ou sa série de notules dans les semaines à venir.
Mais c'est une avalanche de plusieurs dizaines de disques très attirants qui déboule aujourd'hui :
¶ anthologie De Lymburgia (XVe),
¶ luth de Marco Dall'Aquila (XVIe),
¶ musique sacrée composée pour Leufsta Bruk (en suédois, et avec l'un des plus beaux orgues du monde, un Cahman aux fonds merveilleux),
¶ œuvres pour flûte et cordes de Telemann par Reyne,
¶ un oratorio-passion de Graupner, une messe de Telemann, des cantates de Telemann, Graun ou Bach, chez CPO,
¶ duos rares (Galuppi, Wagenseil, Lampugnani, Porpora, Traetta) par Genaux & Zazzo,
¶ Adam & Ève (oratorio serio en italien de Mysliveček),
¶ album autour de la harpe à l'époque de Haydn,
¶ concerto pour piano (sur pianoforte) et symphonie en ut de Rösler,
¶ Le Manoir hanté de Moniuszko dans une nouvelle version chez DUX (dont tous les disques sont merveilleux, quel que soit le répertoire),
¶ pièces pour violoncelle de Robert Kahn (par Thedéen !),
¶ concerto pour violoncelle et messe de Howells (grand mélodiste britannique, peu exploité comme symphoniste),
¶ Symphonie n°3 (« Bateau ») de Holbrooke,
¶ les symphonies de Hanson par Hanson
¶ des arrangements d'Arensky, Prokofiev (Visions fugitives) et Scriabine (Préludes) par Oramo la Chambre ostrobothnienne,
¶ album de quatuors composés par des compositeurs (obscurs !) de Leningrad par le meilleur spécialiste (Quatuor Taneyev),
¶ un album de piano largement constitué de soviétiques tardifs (Schnittke, Chtchédrine, Kancheli… et du Rihm, par Gourari),
¶ un nouvel album de musique sacrée de MacMillan (musique d'aujourd'hui, mais aux fondements tonals très accessibles),
¶ de bizarres originaux et arrangements de Martynov (Bach notamment) pour violon par Mari Samuelsen,
¶ un disque de pièces de Gurdjieff avec Günter Herbig à la guitare électrique (le kapellmeister supersérieux, le même ?),
¶ un récital de piano tout-Skalkottas, par Ramou…
Ainsi que quelques versions nouvelles qui semblent attirantes :
¶ les Goldberg version trio par le Trio Zimmermann,
¶ divertimenti de Mozart et arrangements de tuibes par la Camerata Alma Viva,
¶ Schubert 3 et Schumann 1 par la Radio bavaroise et Jansons (ça ne me tente pas du tout, mais ça en intéressant sans doute parmi vous),
¶ Siegfried par le Hallé Orchestra & Elder (bonne distribution et surtout prise de son démente, d'une ampleur et d'une clarté incroyables),
¶ quatuors piano-cordes de Mozart, Brahms, Mahler, avec Lise Berthaud et les sœurs Skride,
¶ Mahler 9 par Blomstedt & Bamberg,
¶ les Nocturnes de Debussy par Singapour,
¶ Le Prince de Bois de Bartók par Mälkki & Helsinki,
¶ arrangements pour marimba et clarinette (Stoltzmann).
Reste à écouter tout ça, ajouté aux brassées des autres jours, et à tous ceux que je n'ai pas voulu relever ou pas vu passer…
Ma sélection ? Outre TARARE, outre ce que je vais écouter pour m'amuser (Herbig !) et ceux que je ne connais pas et auront donc la priorité (Rösler, Kahn, Skalkottas), je crois que Leufsta Bruk, Howells, Oramo et par-dessus tout les quatuors de Leningrad promettent beaucoup. Vous retrouverez les échos de ceux que j'aurai le temps de commenter par là.
Voilà un moment que je devais opérer un petit changement, mes modes de
recension ces derniers mois ayant changé. Le logiciel Dotclear, à la
pointe lors de l'inauguration en 2005, a cessé d'évoluer (et la
migration vers la seule v2, qui a déjà bien 10 ans, réclamerait un gros
travail de réagencement, nécessairement pris sur le temps de rédaction
des notules), ce qui rend la réorganisation du contenu complexe.
Un autre atelier… qui est aussi une salle de concert.
(clavecins von Nagel)
Enjeu : ne pas noyer les entrées un peu plus ambitieuses au milieu des
nombreuses impressions laissées sur les disques ou les concerts.
J'ai donc un peu modifié la structure du bandeau supérieur (merci aux
développeurs, la hiérarchie des fichiers Dotclear reste limpide même
pour le profane !) pour faire apparaître quelques raccourcis utiles.
♦ Le fichier qui recente les nouveautés discographiques
intéressantes. (Google Sheet public)
♦ La notule qui concentre mes commentaires
desdites nouveautés (éventuellement transformées en notules
pleines pour les œuvres rares enthousiasmantes).
♦ L'index (très partiel) des
notules les plus anciennes. (Là aussi, le réorganiser sérieusement
prendrait sur le temps de recherche et d'écriture…)
♦ Le très prisé agenda des concerts,
sous forme de tableau, mis régulièrement à jour, pour ne pas rater les
petits concerts franciliens rares et exaltants. Ou pour occuper vos
soirées au débotté lorsque vous n'avez pas réservé, mais envie tout de
même d'aller voir de la musique.
♦ Le lien vers le fil Twitter des
commentaires de concert – pour économiser du temps pour les
notules aux sujets moins éphémères, je tâche de réaliser mes
commentaires de concerts dans les transports et d'échanger avec la
communauté des mélomanes qui fréquente cette interface… Il faut cliquer
sur le message, et le fil des commentaires sur le concert s'affiche.
J'espère ainsi répondre aux demandes sur l'accessibilité de ces
informations d'actualité, difficiles à maintenir en haut de page sans
écraser tout le reste (que je juge plus intéressant, au moins sur le
long terme).
En état de cause, pour rmoi, ce sera plus pratique d'avoir ainsi
tout sous la main !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
Demandez le programme ! Le programme avec le livret !
L'agenda de CSS vient d'être mis à jour jusqu'aux premières semaines de juillet (il faudra compléter avec les festivals de Jeunes Talents et de l'OCP, ce sera fait).
Je réponds évidemment avec plaisir à toute question sur les contenus exacts / intérêt des œuvres & interprètes / astuces de réservation et de placement.
Je vais tâcher d'améliorer l'interface du site afin que vous puissiez accéder directement à l'agenda, aux parutions discographiques, aux commentaires de concerts…
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
parfois constituées en séries.
Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées.
N'hésitez pas à réclamer.